Apparu au tournant des révolutions industrielles comme une brèche dans l'idée dominante d'économie industrielle, le design, depuis quelques années, se voit affublé d'une multitude de qualificatifs : « écodesign », « design social », « design éthique », « design inclusif », etc. On peut dès lors se demander si cette tendance ne met pas en évidence une difficulté à comprendre ce qui pose problème dans le design « tout court » : ayant peut-être perdu sa force subversive, ce dernier serait-il désormais parfaitement intégré aux forces productives ? Existe-t-il une responsabilité propre au design ?
À rebours d'un progrès technique consistant à voir les logiciels de CAO/PAO (« Conception/Publication Assistée par Ordinateur ») comme une « augmentation » mécanique des possibilités créatives, nous proposons de considérer ce processus comme une accélération – voire comme une automatisation – de façons de faire traditionnelles. Alors que les designers utilisent au quotidien les mêmes logiciels, ont-ils pleinement conscience de leur histoire et de leurs implications ? Comment cette tendance à la normalisation s'inscrit-elle dans l'histoire des transformations techniques induites par le développement de la computation ? Pour traiter ces enjeux, nous invitons à parcourir sous forme de courtes notices une série d'objets techniques (logiciels de création, machines, etc.), classés du plus standardisant au plus ouvert. Chacun de ces items comprend trois sous-parties : une description de son caractère standardisant, une critique des valeurs qu'il embarque, et des contre-emplois (antérieurs ou postérieurs) en art et en design.
Encore mal connue, l'ampleur des travaux du chercheur Vilém Flusser est pourtant d'une grande importance pour appréhender la situation contemporaine d'un monde numérique risquant d'aboutir à une société automatisée. Analysant la notion de programme depuis des réflexions sur les mutations de la photographie et de l'écriture, Flusser montre, au contraire, comment les artistes pourraient œuvrer au développement d'un « techno-imaginaire » capable de donner du sens à nos « vies artificielles ».
International audience ; Depuis une dizaine d'années environ, le champ des objets dits « connectés » (à Internet) a fait son chemin dans notre quotidien (domotique, wearables, etc.). Fréquemment qualifiés « d'intelligents », ces derniers se situent à l'intrication du design produit et de la programmation. Pourtant, alors que le vocabulaire de l'intelligence et de la connexion semble impliquer des valeurs d'objectivation et de partage, les objets qui sont désignés sous ce terme se caractérisent trop souvent par le fait que leur « centre de commande » (Gilbert Simondon) est en fait une « boîte noire » où « l'individu devient seulement le spectateur des résultats du fonctionnement des machines » (Gilbert Simondon). Reliés à des « applications » numériques, les objets « connectés » ne semblent exister que parce qu'il est loisible de les fabriquer – comme le montre avec ironie le compte Twitter Internet of Shit ou des séries comme Black Mirror qui dénoncent leurs problèmes de sécurisation et d'obsolescence de ces produits (Tristan Nitot, Mathias Rollot).Dès lors, comment penser des démarches de design qui ne se contentent pas d'explorer de nouveaux « possibles » technologiques juste parce qu'ils existent ? À rebours d'une technique instrumentalisée, nous souhaitons, dans cette communication, examiner des directions de travail plus soutenables permettant de ‹ ménager des espaces de liberté › et de multiplier ce faisant les occasions de pilotage ou d'orientation (Norbert Wiener, Michel Foucault) permettant à chacun de compter pour soi » (Pierre-Damien Huyghe). Nous nous demanderons alors s'il est envisageable de qualifier ce travail de « post-numérique » (terme qui, chez Grégory Chatonsky, désigne un mouvement artistique), au sens où le numérique, désormais partout (Lev Manovich), est devenu un « milieu technique » qui reconfigure d'autant insidieusement plus notre quotidien que ses enjeux sociopoliques sont laissés sous silence dans les promesses des discours marketing (Evgeny Morozov). Une telle initiative implique une visée politique du design (William Morris, Annick Lantenois, Alessandro Mendini), à même de dégager des modes de négociation et de co-construction permettant d'habiter collectivement notre époque.
Cet article revient sur la notion de « subjectivité computationnelle » formulée par David M. Berry visant à développer une approche critique des technologies numériques. Afin de comprendre les implications philosophiques d'un tel rapprochement entre « subjectivation » et « computation », nous revenons tout d'abord, via Leibniz et Hannah Arendt, sur l'émergence des sciences modernes qui visent à faire du « sujet » classique une entité calculante. Nous voyons ensuite comment les sciences « comportementales » ont influencé la conception des ordinateurs en substituant à la raison humaine des modélisations rationnelles déléguées à des machines. Pour sortir de l'impasse d'une déshumanisation annoncée dès la fin des années 1970 par des auteurs comme Ivan Illich ou Gilles Deleuze, nous envisageons enfin la « subjectivation » comme un processus qui ne nécessite pas qu'il y ait sujet. Le concept d'« appareil », tel que le propose Pierre-Damien Huyghe à propos de la photographie et du cinéma, peut ainsi être étendu aux machines computationnelles pour penser de possibles « consciences appareillées ».
Cet article explore les enjeux des technologies blockchain dans le champ de la création (art, design, jeu vidéo, etc.) à travers le développement, depuis 2015, des « Non Fungible Tokens » ( NFT ) – à savoir la production d'un certificat numérique infalsifiable et décentralisé attaché à une entité numérique ou tangible. Mis en lumière depuis le début de l'année 2021 par une multitude de ventes aux sommes record et par le développement de places de marché spécifiques, les NFT soulèvent des enjeux relatifs à la valeur, à la circulation et à l'exposition des productions artistiques et culturelles.
Historiquement, un des objectifs du design est de rendre le monde intelligible en structurant la médiation du visible. Cette opération de sélection va nécessairement à l'encontre d'une compréhension (transparence) totale du réel, que vise la mathématisation du monde propre à l'informatique. Celle-ci s'est répandue parmi nous via le développement des interfaces numériques, qui tendent à devenir des médiateurs incontournables de toute activité humaine. Le design se trouve pris dans trois injonctions paradoxales, que cet article articule et s'efforce de dépasser.
Le protocole Bitcoin (2009) s'inscrit dans le prolongement des utopies crypto-anarchistes visant à développer une monnaie numérique sécurisée et distribuée sur le réseau Internet pour échapper à la centralisation du pouvoir par les banques et les gouvernements. Récupérées en grande partie par la finance spéculative, ces technologies à chaînes de blocs ( blockchain ) se sont progressivement développées et dépassent désormais largement le champ monétaire (applications distribuées, contrats intelligents, jetons de valeurs, etc.). Malgré la persistance de certains freins sociaux et techniques, les protocoles blockchain pourraient-ils prendre de vitesse la logique destructrice du capitalisme financier ?
Mené entre septembre 2019 et janvier 2020 par les designers Jürg Lehni et Douglas Edric Stanley au sein du Master Media Design de la Haute École d'Art & Design de Genève (HEAD – Genève), le workshop « Thinking Machines » prend comme point de départ l'automatisation des métiers de la création et le fantasme de machines « pensantes ». Ce projet examine, avec un brin d'ironie, un avenir où les designers seraient en mesure de cultiver les IA et de s'extraire des fantasmes technologiques. En quoi le design pourrait-il contribuer à une critique de la culture dominante de l'IA ? Comment inventer, par les pratiques de design, des alternatives soutenables ?
Nous commençons à mesurer l'importance culturelle du numérique comme nouvelle idée unificatrice d'une université totalement redimensionnée. Au-delà d'une simple question de littéracie informatique ou informationnelle, les humanités numériques nous offrent l'occasion de développer une approche critique de l'écriture numérique conçue comme une forme d'alphabétisation et de littérature, de façon à développer une culture numérique partagée comme une nouvelle forme de Bildung . Tandis que les technologies numériques produisent de nouvelles formes de subjectivités computationnelles, les humanités numériques peuvent nous aider à aller au-delà d'un rapport consumériste aux nouveaux gadgets et à casser ces boîtes noires qui, à la fois comme objets techniques et comme métaphores, absorbent aujourd'hui une si grande partie de notre attention.